Par The Economist le 23.11.2023
Le fentanyl, qui cause 70 000 morts aux Etats-Unis chaque année, fait son apparition en Europe. Notamment en Estonie, mais aussi à Paris. Elle pourrait se substituer à l’héroïne bon marché, sauf qu’elle est bien plus dangereuse. L’arrivée de ce fléau n’est toutefois pas une fatalité.
Photo d’archives de « la colline du crack », à Stalingrad à Paris. En France, le fentanyl commence petit à petit à faire son apparition.
A la limite nord de Paris, loin des brasseries et des musées, se trouve un exemple édifiant de ce qui se passe lorsque l’humanité trébuche. Sous une série d’échangeurs autoroutiers, près de la porte de la Chapelle, des dizaines de toxicomanes au regard éteint pataugent sans but dans un campement de fortune fait de tentes et d’ordures. Il n’y a plus d’espoir ici, juste la puanteur des excréments et du désespoir.
Lors d’une récente visite, nous n’avons pas osé demander aux damnés de la terre qui erraient quel poison avait provoqué leur chute, mais l’endroit est connu sous le nom de la colline du crack. Les travailleurs sociaux vont et viennent, mais les autorités ferment les yeux. La police a déplacé le campement au fil des ans, pour mieux éloigner les inconvénients de la misère humaine des quartiers en voie d’embourgeoisement situés à proximité.
Un fléau nommé fentanyl
De nombreuses villes d’Europe possèdent des zones de ce type. Pourtant, malgré tous les dommages causés à la société par les drogues que l’on trouve couramment dans les rues de Paris, Berlin ou Varsovie, aucun ne peut égaler les ravages du fentanyl, un stupéfiant qui a dévasté des pans entiers des Etats-Unis. Comme tout visiteur récent du centre-ville de San Francisco peut en témoigner, les effets de cet opioïde synthétique, bien plus puissant que l’héroïne, ne se limitent pas à de petites zones à la périphérie de la ville.
Les drogues du même type que le fentanyl tuent actuellement environ 70 000 Américains par an, soit plus que les morts des guerres du Vietnam, d’Irak et d’Afghanistan réunis. En Europe, ce type de drogue n’a jamais vraiment décollé : on estime à 200 le nombre de personnes qui en font une overdose chaque année. En grande partie grâce à l’absence de fentanyl, l’Europe compte moins d’un dixième de décès dus à cette drogue qu’aux Etats-Unis, bien que sa population soit plus importante. Mais les gouvernements craignent que cela ne dure pas longtemps. On craint de plus en plus que la vague de fentanyl ne traverse bientôt l’Atlantique.
L’Europe épargnée
Pourquoi le fentanyl a-t-il jusqu’à présent épargné l’Europe ? Compte tenu des origines de la drogue – elle a été synthétisée en Belgique en 1959, en tant qu’analgésique légal – on aurait pu s’attendre à ce qu’elle soit découverte en premier par les junkies de ce pays. Mais c’est le capitalisme à tous crins américain qui a contribué à en faire un phénomène. À partir des années 1990, les médecins américains ont prescrit des analgésiques à tort et à travers, encouragés par des entreprises pharmaceutiques sans scrupule. En 2015, quelque 227 millions d’ordonnances pour des opioïdes ont été délivrées chaque année en Amérique, soit environ une pour chaque adulte.
Une cohorte de patients accros aux pilules a rapidement découvert qu’elles étaient disponibles de manière illicite lorsque les ordonnances étaient épuisées. L’Europe, en revanche, a largement résisté, en partie grâce aux soins médicaux universels. Contrairement aux Américains, les personnes souffrant d’affections pouvaient bénéficier des procédures nécessaires pour soulager la douleur, au lieu de se tourner vers les analgésiques pour obtenir une solution rapide. Les programmes de traitement de substitution des opioïdes ont permis de lutter contre l’addiction.
Une pénurie d’héroïne
Hélas, cela pourrait ne pas suffire à préserver l’Europe des griffes mortelles du fentanyl. Les autorités ont deux préoccupations. La première concerne l’héroïne, à laquelle le million de consommateurs européens d’opioïdes illicites sont le plus souvent accros. La quasi-totalité de l’héroïne injectée ou reniflée en Europe provient du pavot cultivé en Afghanistan. Depuis leur retour au pouvoir, les talibans ont imposé des réductions de production de l’ordre de 95 %, ce qui devrait réduire considérablement l’offre d’héroïne bon marché en Europe d’ici 2024.
Face à cette pénurie, les gangs de la drogue devraient soit mélanger du fentanyl au peu d’héroïne qu’ils ont, pour lui donner plus de puissance, soit vendre cette drogue de synthèse comme substitut en gros. Une pénurie similaire d’héroïne après la dernière vague de répression des Talibans au début des années 2000 a permis au fentanyl de s’implanter en Estonie, jusqu’à présent la seule région d’Europe à avoir été confrontée à une flambée durable de la toxicomanie. Cette théorie du remplacement est actuellement testée en Ukraine, où l’approvisionnement en héroïne a été perturbé par la guerre, mais où les drogues synthétiques restent relativement disponibles.
Un bénéfice-coût avantageux
La pénurie d’héroïne pourrait coïncider avec une surabondance de livraisons illégales de fentanyl vers l’Europe. Contrairement à la cocaïne ou à l’héroïne, qui nécessitent des opérations de fabrication et de contrebande complexes, cette drogue est peu coûteuse à fabriquer et à expédier. Europol, l’organe de répression de l’Union européenne, a averti que les cartels mexicains coopéraient avec des réseaux criminels en Europe pour développer le marché des drogues, y compris le fentanyl.
Antony Blinken, secrétaire d’État américain, a averti ses homologues européens qu’ils avaient déjà un problème avec les drogues de type fentanyl mais qu’ils ne le savaient pas encore, ou qu’ils en auraient bientôt un. Le passage d’un type d’opioïde à un autre peut être soudain, et pratiquement irréversible dans le cas du fentanyl, étant donné les marges considérables que les gangs peuvent en tirer : un seul kilogramme peut générer plus d’un million de dollars de bénéfices, soit bien plus que d’autres drogues. Certains facteurs dont on pensait qu’ils protégeaient l’Europe pourraient s’avérer éphémères : Le Canada dispose de systèmes de soins de santé financés par l’État qui rivalisent avec ceux de l’Europe, mais il a lui aussi été victime du fentanyl.
L’Etat providence fait son effet
Les Européens ont un avantage considérable dans leur lutte contre le fentanyl, explique Keith Humphreys, expert en toxicomanie à l’université de Stanford : « Ils ont vu les ravages causés par les opioïdes aux États-Unis et savent à quel point il est important de garder le génie dans la bouteille. » Les autorités surveillent les eaux usées à la recherche de traces de la drogue, afin d’enrayer toute épidémie. Le peu de fentanyl que la police découvre fait l’objet d’une répression rapide. Les médecins sont attentifs à ne pas prescrire inutilement des analgésiques qui créent une dépendance. Le traitement de la dépendance au fentanyl est également mieux compris.
L’Europe peut se permettre de pavoiser un peu. L’Etat providence, dénoncé par de nombreux partisans de la droite comme étant à l’origine de la léthargie des économies européennes, présente également des avantages : il a contribué à épargner à ses citoyens les pires conséquences de la vie. Seuls quelques-uns sont passés entre les mailles du filet, à Paris et ailleurs. Mais pour que cela reste le cas, il faudra faire preuve de vigilance et de persévérance.
Source