Par Mme la Professeure Sophie Rochefort Gillouet, spécialiste de l’histoire asiatique (1)

Tout commence par l’économie et par un sérieux malentendu diplomatique. L’Empire Chinois, replié sur lui-même depuis les derniers Ming a été conquis par les Qing en 1644, des souverains d’origine manchoue. La Compagnie des Indes Orientales Britannique y perd de l’argent.

Les achats massifs de thé de Chine au XVIIIe siècle avoisinent 20.000 tonnes par an vers 1750 et plus de 300.000 tonnes en 1800. Ils ne sont compensés en retour par aucun commerce substantiel au bénéfice des Anglais. En Septembre 1793, le roi d’Angleterre, Georges III, poussé par les marchands de la City, envoie vers la Chine une ambassade de prestige.

A sa tête, il place Lord McCartney. Les vaisseaux britanniques emportent vers l’Orient des cadeaux destinés à impressionner l’empereur Qing Qianlong (1711-1799). L’ambassade tourne au fiasco : L’Empereur Qianlong considère ces étrangers, venus sans invitation mais chargés de présents, comme des inopportuns et, pire encore, comme des tributaires de l’Empire du Milieu, selon la longue tradition chinoise de vassalité.

McCartney réclame au nom du Roi Georges III l’accréditation de diplomates, la permission pour les missionnaires de venir en Chine, l’ouverture de ports à un négoce libre d’intermédiaires et le privilège d’extraterritorialité pour les Anglais.
Qianlong, vexé par l’attitude des Barbares anglais rejette en bloc toutes les demandes. L’ambassadeur refuse quant à lui de faire le kowtow, le salut cérémonial, devant Qianlong. Pire encore, il méprise les cadeaux que celui-ci adresse à Georges IIII, notamment des pièces en jade précieux.

De son côté, Qianlong dénigre les présents artistiques et technologiques d’Albion, affirmant haut et fort que la Chine n’a nul besoin de pacotille anglaise et dispose de tout ce dont elle a besoin sur son territoire. MacCartney repart, éconduit et humilié, avec une lettre pour le Roi Georges III d’une incroyable dureté. Le fils du dragon s’adresse avec véhémence au « Barbare qui règne sur un petit pays entouré de vagues, et qui a besoin des productions du Céleste Empire. » La chancellerie britannique ne daigne même pas répondre à ce camouflet.


Dans son isolation splendide et son rêve d’autarcie, la Chine vient de mettre en route une machine infernale, visant à l’affaiblir de l’intérieur avant de la réduire à un statut semi colonial. Pour les dirigeants d’aujourd’hui et pour la population chinoise dans sa grande majorité, le XIX est tenu pour le Siècle des humiliations, un stigmate à effacer dans l’histoire millénaire de la Chine pour les nouveaux empereurs rouges. Une seconde ambassade, en 1816, échoue également. La Chine refuse de s’ouvrir davantage au commerce international. Une idée germe alors à Londres pour briser l’obstruction.

La Compagnie des Indes Orientales s’apprête à mettre l’Inde en coupe réglée après en avoir déjà chassé les Français. Le modèle est simple : faire produire de l’opium en Inde dans les régions dominées, notamment au Bengale, et l’introduire en contrebande en Chine. La Compagnie est en effet déficitaire en raison de l’inflation de la demande pour les biens chinois. Le bénéfice en serait double : combler le déficit commercial et affaiblir la Chine, en rendant dépendants un grand nombre de ses habitants à la drogue acheminée clandestinement. Cette stratégie remplacerait avantageusement les négociations diplomatiques infructueuses.

Elle produirait à terme des profits impressionnants. « Une compagnie anglaise créée en 1600, la Compagnie des Indes Orientales, réussit à survivre à diverses crises grâce à l’instauration, en 1773, d’un monopole officiel sur la production d’opium […]Cela représente les 2/3 des recettes indiennes de la compagnie et, pour l’Angleterre, le 1/7 des revenus totaux en provenance des Indes. » (Histoire de l’opium). Si la demande d’opium a toujours existé en Chine, la consommation est brutalement décuplée par l’offre qui inonde le marché.

Les autorités prennent rapidement la mesure du danger. Du côté de la Couronne, l’immoralité d’un tel trafic n’entre pas en ligne de compte, du moment que les comptes se rééquilibrent au profit de la Compagnie des Indes. Les Chinois se mettent en effet à dépenser l’argent thésaurisé pendant des décennies pour acheter de l’opium.

Le péril économique et social imminent poussera à des mesures drastiques pour endiguer un fléau exogènement induit.

Un mandarin écrit en 1830 dans un rapport à l’Empereur :  « L’âme de la nation se détruit. Dix millions de taëls sortent chaque année pour abrutir un nombre croissant de Chinois. Si Votre Majesté laisse traîner les choses, la Chine ne disposera plus bientôt ni de soldats pour la défendre ni d’argent pour payer leurs soldes.  » En 1838, l’opium importé clandestinement atteint un volume record de 2000 tonnes. Des millions de Chinois consomment de la drogue, un trafic lucratif pour l’Angleterre et qui affecte alors toutes les classes sociales. La fuite du métal d’argent contribue aussi à appauvrir le pays.

Le paiement des salaires, les transactions, se font maintenant en sapèques, la monnaie de cuivre, faute de monétaire d’argent. La situation sanitaire s’aggrave en proportion. Une partie de la population chinoise, trop atteinte par les ravages de la consommation d’opium, devenue une addiction à grande échelle, n’est plus en mesure de travailler. Lin Zexu (1785-1850) constate lui-même les effets du manque chez ses éminents collègues. Ce haut fonctionnaire, commissaire impérial, sous le règne de Qing Daoguang (1782-1850), en appelle à la Reine Victoria.

Dignitaire intègre autant que déterminé, Lin Zexu fait procéder à des milliers arrestations de Chinois impliqués dans le trafic. Il fait interdire par décret impérial toute importation d’opium puis rédige une lettre à la souveraine pour lui montrer l’injustice d’une telle pratique dont les effets sur la population se font sentir, jusque et y compris dans les cercles du pouvoir. Il est probable que l’entourage de Victoria a intercepté la lettre dans laquelle Lin Zexu conseillait à la Reine de remplacer la culture de l’opium en Inde par celle de cultures vivrières. Il prend alors en 1839 la décision d’arraisonner des jonques, de confisquer l’opium et de brûler en public les 20.000 ballots saisis.

Ce faisant, il fournit ainsi aux Anglais le casus belli attendu. Mal préparées, mal équipées, l’armée et la flotte chinoises subissent revers sur revers face à la Navy en 1840. Le Gouvernement impérial doit capituler et signer le premier des Traités Inégaux, d’abord avec la Grande Bretagne, le 29 aout 1842, puis avec les nations européennes qui voient là l’occasion de profiter de l’ouverture du pays aux intérêts occidentaux. Les termes du traité sont léonins, Hong Kong est cédé à la Grande- Bretagne.


Une seconde guerre de l’opium suivra, en 1860, une expédition franco anglaise cette fois, les Chinois ne s’étant pas acquittés des pénalités financières. A l’époque, on a oublié en Europe le goût des philosophes des Lumières pour la Chine, les Occidentaux caricaturent désormais la Chine comme un dragon endormi qu’il faut dépecer. Ils perçoivent les Chinois comme un peuple en retard face à une Europe conquérante, décadent par rapport aux brillantes dynasties du passée, corrompu et cruel.

Un deuxième Traité Inégal complète le premier… il ne comporte d’amitié et de coopération que dans le titre. On notera deux points : la légalisation du commerce de l’opium sous monopole est imposée à la Chine et les Anglais vengent une offense cuisante : Les sinogrammes qui désignent un barbare (野蛮人) ne doivent plus être utilisés pour désigner des officiels ou des sujets de la Couronne.


Dans ce contexte, Lord Elgin, à la tête de l’expédition franco-britannique, ordonnera la destruction du Palais d’été. De nos jours, les autorités chinoises encouragent la visite du site où se dressait jadis le Jardin de la Parfaite Clarté, pour que cet épisode soit présent dans la mémoire des jeunes générations. Le 18 octobre 1860, Le haut-commissaire, Lord Elgin donne l’ordre de détruire le Palais, officiellement en représailles et pour dissuader les Chinois de prendre des otages. 3500 soldats français et britanniques mettent le feu au Palais qui brûlera pendant trois jour. Presque tous les pavillons sont réduits en cendres, des milliers d’objets, des manuscrits, sont vandalisés, le reste est partagé par la troupe comme butin.

Victor Hugo, à qui un voisin de Guernesey avait demandé son avis sur les succès de l’expédition d’Orient, lui adressa une lettre vibrante d’indignation. Si Lin Zexu est un héros national, Victor Hugo est très connu en Chine car cette lettre, datée du 25 novembre 186, figure toujours en bonne place dans les manuels d’histoire chinois actuels. Entretemps, le goût de l’opium a aussi migré vers l’étranger. On trouve alors des fumeries à Paris, à Londres, dans les colonies d’Asie mais c’est là une autre histoire.

1 – Sophie Rochefort-Guillouet, ancienne élève de l’ENS en lettres classiques, de l’université Paris IV Sorbonne et diplômée de Sciences Po Paris, enseigne l’histoire comparée de l’Europe et de l’Asie et l’histoire de l’art à Sciences Po Paris, ainsi que la littérature à l’université de Rouen, dans la section Humanités et monde contemporain. Ses cours portent sur l’histoire de la route de la soie et de ses nouvelles implications économiques et culturelles. Elle a vécu et enseigné à l’étranger (Londres, Washington DC, Madrid) et effectue des missions régulières en Asie.