Docteur Alexis Demas, Centre hospitalier Jacques Monod, le Havre

Aucune drogue n’est douce. N’est doux que le préjugé qu’on lui attribue. Et comme nombre de préjugé, cette première impression que l’on considère comme une vérité, peut s’avérer erroné car reposant sur un jugement personnel, tronqué et truqué. Cent millions d’européens, l’équivalent du quart de la population adulte, ont déjà consommé une drogue illicite au moins une fois dans leur vie. Parmi les produits les plus consommés le cannabis reste de loin la drogue la plus consommée en Europe 1, tant dans les pays où sa consommation est interdite que dans ceux où elle est tolérée voire légale. Les enquêtes épidémiologiques relèvent des signes d’augmentation constant de la consommation et du trafic de cocaïne. 2 Ainsi, les saisies dans l’Union européenne atteignent des niveaux records. Cent quarante tonnes de cocaïne ont été saisies en 2017, soit le double de la quantité captée par les autorités en 2016. Le 12 février 2021 la plus grosse saisie de cocaïne en Europe, 23 tonnes, a été réalisée dans des conteneurs dans les ports de Hambourg et Anvers, représentant un « butin » de plusieurs milliards d’euros.

Ces chiffres vertigineux ne sont qu’une goutte dans l’étendue réelle des trafics de stupéfiants qui vampirisent nos sociétés. L’ecstasy (MDMA), les amphétamines et autres drogues de synthèse, substances  principalement consommées dans des contextes festifs (rave party) sont désormais accessibles à large échelle et à des coûts moindres. Face à ce constat, et malgré la politique répressive actuelle de la France en matière de cannabis, certains élus français proposent la non pénalisation voire la légalisation de sa consommation, arguant les recettes issues de son contrôle et la maîtrise de sa commercialisation. Une consultation citoyenne vient d’ailleurs d’être lancée à leur initiative. Quid de cette proposition ?

Plusieurs exemples de pays occidentaux l’ayant dépénalisé nous permettent d’avoir des données solides sur les différents effets d’une telle mesure. En Europe, les Pays-Bas sont admirés par certains pour ses lois libérales sur les drogues. Le pays a en effet réglementé mais non légalisé l’usage et la revente du cannabis en 1976. L’explosion du commerce des coffee-shops avec la commercialisation du cannabis mais également d’autres substances psycho-actives (champignons hallucinogènes, peyotl …) permet ainsi à la population d’expérimenter de nouvelles expériences sensorielles et ce de façon encadrée. A quel coût ?

La commercialisation des champignons a été interdite en 2008 suite au suicide d’une adolescente de 17 ans en ayant consommé. L’accès à ces substances, voire l’incitation paradoxale à leur consommation a également développé de multiples poly-toxicomanies (cocaïne, amphétamines, antalgiques). Les coûts psycho-sociaux (troubles cognitifs, pathologies psychotiques type schizophrénie, trouble anxieux, agressions, accidents de la route) sont difficiles à estimer. L’ampleur de cette lame de fond toxique ayant abouti à une sorte de fatalisme sociétal, l’imputabilité des toxiques dans la survenue de pathologies somatiques ou psychiatriques ne semblent plus relevée. Pourtant, nous possédons d’autres exemples de pays occidentaux ayant récemment dépénalisé le cannabis. Ainsi, le Canada et l’état du Colorado l’ont légalisé en 2018.

Concernant le Canada 2 ans après sa commercialisation les données sont mitigées, certes le taux de consommateurs déclarés n’a augmenté « que » de 2 %, mais les revenus attendus sont moindres qu’escomptés et le marché noir continue de se développer. Pour le Colorado, les données issues d’une étude récente avec une méthodologie rigoureuse sont édifiantes. 3 Ainsi, si on ne retrouve pas de données hollandaises quant à une association entre risques médicaux et consommation de cannabis, cette étude révèle quant à elle une augmentation significative du risque d’épisodes psychotiques induits voire de schizophrénie après sa légalisation, avec de plus une corrélation sur l’importance de la consommation.

Une source de biais sur la pensée de l’innocuité de la légalisation du cannabis provient des usages thérapeutiques qui lui sont associés. Ces derniers sont connus depuis 4000 ans (Chine, Inde). Ses effets pharmacologiques proviennent de la modulation de certains neuromédiateurs et d’activation de différents circuits neuronaux. Plusieurs cadres thérapeutiques sont actuellement à l’étude (épilepsie, spasticité de la sclérose en plaque, syndromes douloureux chroniques pharmaco-résistants). La distribution de produits issus de laboratoires pharmaceutiques est attendue dans les prochaines années dans des indications qui sont actuellement dans une impasse thérapeutique, dans des cadres de prescriptions établis. Il faut d’emblée souligner que ces produits sont issus d’un processus de fabrication rigoureux et contrôlé, à l’instar de divers produits vendus sous le manteau dont l’analyse révèle l’ajout de multiples substances (sable, microbilles de verre ou de plomb) pour alourdir le produit et la transaction. Un autre biais sur l’innocuité du cannabis repose sur l’évolution culturelle de la pratique de la drogue.

Des drogues dures sont historiquement associées à des artistes et à des créations prodigieuses. Ainsi, un bateau ivre n’a-t-il pas été écrit sous l’influence de l’absinthe ? Plus récemment la chanson Heroin du Velvet Undergound de Lou Reed (1964), les compositions des Rolling Stones ou des Beatles ont été composées sous les effets de multiples toxiques (LSD, héroïne, cocaïne). Ces consommations étaient sacralisées, mais sanctuarisées à des populations d’artiste. Leur trafic était rattaché à un volume de population ciblée et faible, de plus les multiples effets délétères (overdose, polytoxicomanies, VIH) les éloignaient d’un public large. Désormais, ces drogues dures se sont vues dépassées par l’essor de drogues dites douces avec notamment le cannabis. Cette évolution culturelle de la drogue a glissé d’un marché fermé à un volume de consommateurs toujours plus importants car bénéficiant de produits largement disponibles, moins chers, et réputés moins dangereux.

L’évolution culturelle reste une facette d’une évolution sociétale, dont l’exhaustivité des paramètres est impossible à délimiter. Cependant, les individus la composant se sont également modifiés. Ainsi, le QI des sociétés modernes occidentales régresse. En France on a assisté à une perte de 4 points de QI en 10 ans (période de 1999 à 2009), alors que paradoxalement l’explosion de l’accès à l’information a été rendue possible grâce à internet. En 1990 le temps d’écran (télévision) était de 3 heures par jour, associant l’exposition à des multiples contenus informatifs et la publicité. Le fameux « temps de cerveau humain disponible » selon l’expression employée en 2004 par Patrick Le Lay, alors président du groupe TF1. Cette déclaration avait provoqué une levée de boucliers, arguant qu’il était honteux d’assimiler l’individu à un consommateur, convertible, en puissance. Pourtant où en sommes-nous 15 ans plus tard ?

L’époque actuelle avec le développement des smartphones et des réseaux sociaux nous amène à un temps quotidien sur nos téléphones de 3 heures, sans compter le temps d’exposition à la télévision. Les contenus disponibles dans la vie numérique sont variés, peu contrôlés, parfois délurés et avec un accès frénétique à n’importe quel domaine. La moindre minute inoccupée se voit comblée d’un rapide passage sur le smartphone à la recherche avide d’un nouveau message, mail ou notification, pourvoyeur d’une synthèse de dopamine et d’une réassurance. Tout est basé sur l’immédiateté, la facilité, le plaisir, devant amener à un hédonisme sans contraintes ni limites. Pourtant, ces contenus peu contrôlés vendent bien plus que des produits commerciaux, ils donnent des incitations à des comportements. Que dire du rôle des influenceurs ? Personnalités numériques éphémères rémunérées pour initier des modes? Que dire des vidéos de jeunes étudiants se filmant en train de consommer du protoxyde d’azote ?

Ce phénomène en phase exponentielle étant associé à la mort et à des séquelles neurologiques parfois invalidantes chez des patients jeunes. Internet peut désormais se voir comme le « démocratiseur » et le catalyseur de l’exposition aux drogues. Il existe un silence assourdissant sur ce phénomène. Faut-il y voir une forme de fatalisme ? La colère et l’indignation de 2004 semblent remplacées par la léthargie, l’hébétude, l’absence de critique. L’époque actuelle et à venir annonce un mal sociologique profond notamment pour les jeunes en phase de construction identitaire, oscillant entre un ressenti numérique trépidant mais une vie non épanouissante. De plus dans le contexte générationnel actuel ne pas appartenir ou suivre un mouvement réputé comme tendance peut être un facteur d’exclusion. Dans cette toile de fond de la popularité numérique, le moindre faux-pas pourrait écorner l’image virtuelle de sa représentation.

Cette bascule culturelle fait vaciller les certitudes sociologiques et la construction de l’individu. La transhumance moderne de l’humain est en marche, de l’homme social à l’esclave numérique. La soumission du temps de cerveau disponible amène à sa manipulation, au contrôle des comportements de l’individu et la perte de son altérité. Cette dérégulation massive d’un marché cognitif en déclin doit être corrigée. Dans ce sillage proposer la légalisation du cannabis en France amène à mettre de l’huile sur un feu déjà hors de contrôle, tant sur les comportements incitatifs que sur les risques cognitifs et psychiatriques, faisant craindre une explosion de problématiques psycho-sociales.  

Si la peur n’évite pas le danger, la légalisation évite-elle le risque ? Certains diront que le feu étant déjà hors de contrôle, l’alimenter reviendrait à (l’illusion de) le maitriser. Reprenons les éléments des pays l’ayant légalisé. Les risques médicaux ont été développés, intéressons-nous maintenant aux dommages collatéraux sociétaux. De nombreux propriétaires de coffee-shops aux Pays-Bas ont un casier judiciaire. 4 Les marchés des drogues dites douces et dures ne sont pas séparés. Il existe un continuum, alimenté par des réseaux et des trafics. La légalisation rapprochera des frontières déjà poreuses, avec les risques de développer de façon exponentielle l’accès à d’autres produits – restant illicites. Il s’agit donc des deux faces d’un même monde, l’une reluisante car légale, l’autre cachée mais indissociable. Un argument redondant prétend que la légalisation empêchera le trafic. Ce dernier sera décalé et amplifié sur d’autres supports de drogues. La légalisation du cannabis aura une influence paradoxale sur la consommation d’autres toxiques à savoir l’incitation à l’usage d’autres drogues (à quoi bon braver ce qui n’est pas interdit?). Le continuum de l’utilisation des drogues sera donc décalé.

Une anticipation de la banalisation de la consommation de cocaïne est à craindre, et des risques associés (sanitaires, médico-psychiatriques, prises de risques, accidents …). La consommation de cette dernière s’étant déjà grandement banalisée ces 10 dernières années notamment par les trafics et les réseaux de mafias et sa baisse de prix, le pire est à attendre. L’exemple récent de l’augmentation de la consommation de la cocaïne ou des amphétamines en Europe est un bon reflet du paysage masqué des consommations qui échappent aux législateurs. L’accroissement de l’offre de la cocaïne dans l’Union européenne est associé à une hausse du nombre de problème de santé. Un rapport européen précise que le nombre de patients entamant un premier traitement pour un problème d’addiction lié à la cocaïne a augmenté de 37 % entre 2014 et 2017. Le trafic favorise et amplifie sa consommation. Faudra-t-il légaliser la cocaïne après le cannabis ? Le contrôle de la production et du commerce de drogues est donc illusoire.

De plus avec le développement du darkweb des pans entiers du trafic de drogues restent inconnus. Pour revenir sur la consultation citoyenne, cette dernière s’inscrit dans une situation sanitaire exceptionnelle liée à la pandémie de Covid19, marquée par un fort retentissement anxieux de la part de la population. Les psychiatres sont d’ailleurs en première ligne pour alerter sur ces symptômes voire  sur des états dépressifs compliquant ce contexte. Le risque de se tourner vers ce type de consommation et le risque d’addiction qui lui est associé constitue donc une erreur en terme de timing (et une aubaine pour ceux la souhaitant car ils martèleront qu’il faut justement pouvoir bénéficier de ces « vertus » anxiolytiques) pour une réflexion globale et émotionnellement neutre.  

La période de la Prohibition (1920 – 1932) est également régulièrement avancée comme argument en faveur d’une légalisation, l’interdiction d’un produit étant associée à une demande accrue. Il est vrai que cette période a été le catalyseur de la mafia moderne aux Etats-Unis grâce au trafic d’alcool. L’idée générale est qu’en interdisant on amplifie un besoin. Mais il existe là encore un aspect culturel. La consommation d’alcool dans les pays occidentaux est admise notamment de façon historique à travers le vin. Il faut envisager des modèles d’autres pays avec des cultures différents, accepteraient-il de diffuser de nouveaux toxiques à leur population ? Une société occidentale doit-elle être considérée comme un laboratoire d’expériences toxicologiques ? La législation en faveur du cannabis était annoncée comme un moyen de maîtrise des trafics de stupéfiants, l’expérience des Pays-Bas s’apparente à un effet Pygmalion inversé, et à une nouvelle brèche sur une toile sociologique fragile.

La réflexion sur l’évolution et le développement de nos sociétés modernes est indispensable. Phillip K Dick dans son œuvre Blade Runner pressentait déjà la modulation artificielle de nos humeurs, grâce à un système de stimulation cérébrale profonde. Ce roman de science-fiction ne serait pas plutôt d’anticipation ? Une société artificiellement apaisée est-elle une société épanouie ? La tendance dominante actuelle dite de la « réduction des risques » n’amène pas de solution, au contraire elle crée une gangue féconde, où le sentiment d’impunité à la loi est fort, avec un accès facile à d’autres toxiques. Certains y verront l’opportunité d’entretenir et manipuler l’erreur humaine. Le plus pertinent reste de mettre du sens. Le public jeune (adolescents, étudiants, jeunes adultes) constitue un groupe cible important pour de nombreuses interventions en matière de drogues.

Il est étonnant et même paradoxal qu’actuellement ces mesures aillent dans le sens d’une incitation que d’une prévention. La banalisation de cette consommation sur les réseaux sociaux impose de revoir le contrôle de la diffusion de ces contenus. Un plan gouvernemental dit des 1000 premiers jours, centré autours du développement du nouveau-né, est en cours de rédaction. L’impact du cannabis par des mécanismes épigénétiques est décrit sur le développement cérébral du fœtus d’où l’importance d’en prévenir la population. Des mesures fortes sont nécessaires. Le citoyen a un rôle actif à endosser face à la passivité entretenue.

Compte-tenu de ces éléments, la légalisation du cannabis ressemble à un opportunisme malsain ou à une candeur déplacée. Une société moderne se doit de protéger sa population par l’information. La prévention permet d’éviter de créer de la toxicomanie. Encore faut il que les instances décisionnelles usent de leur rôle régulateur. Ce coût symbolique et social n’a pas de prix. La santé est un bien commun, la protéger une priorité collective. 

Références :

  1. Monshower et al – 2005
  2. Rapport européen sur les drogues 2019
  3. Legalized Cannabis in Colorado Emergency Departments: A Cautionary Review of Negative Health and Safety Effects. Brad A. Roberts, MD. West J Emerg Med. 2019 Jul; 20(4): 557–572).
  4. Snippe et al 2005