Une délégation zurichoise s’est récemment rendue dans la ville californienne pour discuter avec les autorités, dépassées par les problèmes de drogues.

Jigme GarneDavid Sarasin

Publié aujourd’hui

Depuis quelque temps, la scène de la drogue s'étend à San Francisco.
Depuis quelque temps, la scène de la drogue s’étend à San Francisco.GETTY IMAGES

L’une des villes les plus riches des États-Unis, San Francisco, s’enfonce dans la misère de la drogue. L’une des villes les plus riches d’Europe, Zurich, a surmonté son traumatisme lié aux stupéfiants dans les années 1990 et devient aujourd’hui un modèle pour San Francisco.

Une délégation zurichoise – composée de la police, des services sociaux, du Département de la santé et de la politique (dont la maire Corine Mauch) – est rentrée la semaine dernière de San Francisco. Le thème de ce voyage de plusieurs jours était la politique en matière de drogue. Le programme prévoyait 20 réunions et diverses visites auprès d’ONG, d’établissements de santé et de la police de San Francisco. Florian Meyer faisait également partie de la délégation suisse. Il dirige à Zurich divers centres de contact et d’accueil ainsi que le centre d’information sur les drogues de la ville des bords de la Limmat.

Florian Meyer, quelle image s’est présentée à vous à San Francisco?

Une image bouleversante. San Francisco compte plusieurs milliers de personnes gravement dépendantes qui consomment en pleine rue. Le commerce se fait également au grand jour. Rue après rue, arrière-cour après arrière-cour, on tombe sur d’innombrables toxicomanes avec des plaies parfois ouvertes. Ils étaient allongés sur le sol, dans une position tordue et face contre terre. Pour beaucoup d’entre eux, je n’étais même pas sûr qu’ils soient encore en vie. Parfois, à quelques mètres de là, des enfants jouent sur des places de jeu et dans des cours d’école clôturées.

San Francisco ne compte que deux fois plus d’habitants et d’habitantes que Zurich, mais le nombre de personnes gravement dépendantes est bien plus élevé.

Les scènes ouvertes de la drogue ont toujours un fort effet d’attraction. De nombreux toxicomanes viennent de toute la Californie et d’autres régions des États-Unis. On nous a dit que la situation à Oakland, de l’autre côté de la baie, était encore plus désastreuse. Les médias se concentrent sur San Francisco, mais des scènes de la drogue de cette ampleur existent désormais dans de nombreuses grandes villes américaines.

Quelles en sont les causes?

Les causes sont multiples. La diffusion de l’opioïde fentanyl a certainement été un gamechanger. L’un des problèmes est que les pipes utilisées circulent au sein d’un même groupe. Si un consommateur de crack sans tolérance aux opioïdes attrape une pipe contenant des restes de fentanyl, le risque d’overdose est grand. Une fois, à midi, lorsque nous nous sommes rendus au poste de police du quartier de Tenderloin, les agents avaient déjà ramassé six morts dans la rue ce matin-là.

L'opioïde fentanyl rend les gens rapidement dépendants.
L’opioïde fentanyl rend les gens rapidement dépendants. GETTY IMAGES

Comment le gouvernement de San Francisco s’y prend il?

Il existe des offres médicales pour les personnes dépendantes, et en ce moment, la ville mise davantage sur la répression qu’auparavant. Le travail effectué a surtout pour objectif d’éloigner complètement les gens de la drogue. Les personnes qui ne sont pas abstinentes sont, par exemple, exclues des programmes de logement. Résultat: la ville compte 8000 sans-abri. La réduction des risques est beaucoup moins au centre des préoccupations.

Pourquoi pas?

Même les ONG sont plutôt sceptiques. Elles ne veulent pas soutenir la consommation de drogues. Les gens ignorent que dans les salles de consommation comme celles de Zurich, il s’agit de bien plus que de la consommation. Les personnes gravement dépendantes y sont stabilisées socialement et médicalement dans le but de les orienter et de les soutenir lorsqu’elles souhaitent devenir abstinentes.

Il existait un centre de contact et d’accueil à San Francisco, mais il a été fermé au bout de neuf mois par manque de financement.

Le problème est que les lois fédérales interdisent de telles structures. À New York, deux salles de consommation de drogues ont été ouvertes il y a deux ans, après la visite d’une délégation américaine à Zurich. Or, il est délicat de le faire en dépit des lois fédérales. Les ONG craignent des plaintes et des amendes élevées.

Florian Meyer, responsable des centres de contact et d'accueil à Zurich, échange avec des spécialistes de la drogue du monde entier.
Florian Meyer, responsable des centres de contact et d’accueil à Zurich, échange avec des spécialistes de la drogue du monde entier.Jonathan Labusch

La ville de San Francisco veut-elle désormais instaurer des salles de consommation sur le modèle zurichois?

Notre travail a suscité un très grand intérêt, car Zurich est perçu comme un modèle de bonnes pratiques. Les professionnels du domaine des addictions veulent garder le contact avec nous. Le plan est désormais d’organiser des réunions en ligne régulières. Nous sommes toutefois conscients qu’un modèle qui fonctionne chez nous ne peut pas être simplement appliqué à une autre ville.

Pourquoi pas?

Prenez par exemple la police qui, à Zurich, est impliquée dans le travail sur les drogues et défend une position commune avec les services sociaux. Lorsque nos représentants de la police ont expliqué lors d’une table ronde qu’ils toléraient le microtrafic dans les salles de consommation afin que le trafic ne se fasse pas dans la rue, les spécialistes américains ont été étonnés. Aux États-Unis, cette coopération transversale n’existe pas. La police là-bas a une histoire très différente de la nôtre.

Avez-vous aussi pu retenir quelque chose que San Francisco fait mieux que Zurich?

Les compétences des personnes qui ont elles-mêmes un passé d’addiction et qui sont aujourd’hui abstinentes sont très bien utilisées. Il y a beaucoup d’anciens toxicomanes qui ont une autre approche dans le travail social de proximité. Nous avons par ailleurs beaucoup appris sur les expériences de la ville avec le fentanyl, au cas où cette substance se propagerait chez nous.

Vous avez un exemple ?

Nous avons vu comment sont utilisées les bandelettes de test pour le fentanyl et, plus récemment, celles pour la xylazine, un tranquillisant pour chevaux connu sous le nom de Tranq. Nous avons également vu l’importance du Narcan, un antidote pour les overdoses au fentanyl. Ce médicament est distribué à tous les consommateurs de San Francisco et est, par exemple, déposé dans les boîtes à journaux. Ce qui était nouveau pour moi, c’est qu’à San Francisco, le fentanyl est principalement fumé et non pas injecté.

Y a-t-il une possibilité d’empêcher préventivement la propagation du fentanyl en Suisse?

Non. Si des contrebandiers veulent introduire du fentanyl sur le marché suisse, il n’est, en principe, pas possible de les en empêcher. Mais si cela devait arriver, il ne faudrait pas craindre la même évolution qu’aux États-Unis, car notre position est très différente.

Chez nous, les personnes dépendantes aux opioïdes suivent des thérapies de substitution. Les personnes qui achètent des opioïdes sur le marché noir seraient en revanche en danger. Il serait également dangereux que le fentanyl soit mélangé à d’autres substances. Jusqu’à présent, nous ne connaissons qu’un seul cas de ce type à Bâle: il y a deux mois, le drug checking a révélé la présence de fentanyl, qu’un client avait acheté sur le darknet. Il pensait qu’il s’agissait d’héroïne.

C’était un cas isolé?

Si des substances mélangées à du fentanyl apparaissaient dans nos centres de contact et d’accueil, il y aurait des overdoses, car le fentanyl est très puissant. Nous nous en apercevrions donc relativement vite.

À Zurich, une scène ouverte de la drogue a vu le jour cet été au parc Bäckeranlage. Quelle est la situation actuelle?

La situation s’est calmée. On peut donc en conclure que les moyens mis en œuvre par le travail social de proximité et de la police portent leurs fruits et que les gens consomment davantage dans nos établissements ou à domicile.

Le cas du parc Bäckeranlage était-il une exception?

Non, pas fondamentalement. Avec environ 40 personnes, la scène était un peu plus importante qu’ailleurs. Mais il y aura toujours des personnes qui consomment dans l’espace public et il y aura toujours des formations de groupes. Cela ne devient problématique que lorsque les groupes deviennent trop importants et qu’il n’existe pas d’offres pour eux.

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