Professeur Jean-Paul Tillement et Professeur Jean-Pierre Goullé
Comment répondre aux principales questions que pose le projet de légalisation de l’usage du cannabis. Ce message s’adresse aux utilisateurs actuels ou futurs, à ceux qui les renseignent, à ceux qui les combattent.
On pourrait, d’un trait de plume, rejeter toute idée de légalisation de l’usage du cannabis : c’est une drogue avérée, ce qu’une grande majorité de français admet. Or nous avons déjà deux drogues légales qui font des ravages dans notre pays, l’alcool, 41000 morts par an et le tabac,75000 morts par an : pourquoi en ajouter une troisième ?
Dans son projet de lutte contre le tabagisme, le Ministère des solidarités et de la santé affirmait, le 20 décembre dernier :
Le bon sens dit non, la médecine aussi.
« Première cause de mortalité évitable, de mortalité par cancer et de mortalité avant 65 ans, le tabac est responsable dans notre pays de près d’un décès sur huit. La stratégie nationale de santé et le plan Priorité Prévention font de la lutte contre le tabac une priorité de santé publique de premier plan.
Le programme national de lutte contre le tabac 2018-2022 traduit la volonté d’agir encore plus fortement contre ce fléau : combinant des actions sur le volet économique et sur les volets sociaux et sanitaires, il élargit la palette d’interventions. Toutes ces actions doivent converger vers un but : aider nos jeunes enfants d’aujourd’hui à devenir, dès 2032, la première génération d’adultes sans tabac ».
Dans de telles conditions, comment concilier cette lutte contre le tabagisme, son objectif zéro tabac et souhaiter l’usage de cannabis ?
Pourquoi alors de nombreux pays s’engagent ils dans cette voie ? Sommes nous en retard ? La question peut se poser et pourtant les preuves des méfaits du cannabis s’accumulent : les voyants sont tous au rouge, montrant son rôle aggravant dans les accidents de la route, dans l’augmentation des urgences hospitalières, dans les comportements violents, dans les crimes et plus insidieux encore, dans les échecs scolaires, mais aussi sur l’enfant à naître, les possibles effets sur la transmission parentale (épigénétique),l’augmentation de l’attrait pour les autres drogues pour ne citer que les plus connus.
Le choix de la légalisation est à l’évidence paradoxal mais peut s’expliquer. On laissera de côté les recherches individuelles de besoin d’évasion, d’idées nouvelles, l’envie de transgression pour ne s’intéresser qu’aux fournisseurs. L’Europe a été littéralement envahie et véritablement inondée par les marchands de drogue. Ceux-ci ont utilisé très tôt des stratégies industrielles et commerciales très habiles et ils ont pris de court nombre de gouvernements.
Dans un premier temps ont été proposés des produits peu concentrés en tétrahydrocannabinol (THC), d’activité réelle mais modérée et suffisante pour créer un temps de« récréation » souvent convivial et somme toute sur le moment anodin. La propagande bien orchestrée et la naïveté en ont fait une « drogue douce » à la mode dans certains milieux ; le piège s’ouvrait. Progressivement, discrètement, les concentrations ont augmenté jusqu’à créer le besoin.
La manœuvre est habile : l’effet s’épuise rapidement par répétition des doses, tous les trois jours par exemple. Si donc on veut maintenir les mêmes sensations, il faut augmenter les doses. Ce que ne sait pas l’utilisateur, c’est que le pouvoir addictogène, lui, ne s’épuise pas mais augmente. L’utilisateur devient donc de plus en plus dépendant et, pour maintenir un même effet, il augmente les doses et le pouvoir addictogène : le piège se referme progressivement. Ce piège est solide car le THC ne s’élimine que lentement et donc s’accumule dans l’organisme. Ses localisations préférentielles sont les lipides cérébraux, d’où les effets psychiques mais pas seulement :le cœur et le risque d’infarctus, les vaisseaux avec les accidents vasculaires cérébraux et l’artérite des membres périphériques, les pathologies pulmonaires, pour ne citer que les plus fréquents.
Les effets du cannabis sont dits concentrations dépendantes, plus celles-ci s’élèvent, plus les effets sont intenses et de nouveaux effets apparaissent, non plus seulement somatiques mais aussi psychiatriques. On comprend l’engrenage dans lequel tombe le toxicomane. Il n’a pas conscience de l’aspect cumulatif de ses prises et de leur caractère insidieux : le cannabis est une drogue dure mais lente (qui pourrait faire croire qu’elle est douce) qui agit par accumulation. Il est difficile de s’en débarrasser. A l’opposé de l’alcool qui s’élimine relativement vite de l’organisme, le THC persiste : aussi peut-on remarquer que les cellules de dégrisement bien connues des commissariats de police, efficaces en cas d’ivresse alcoolique, sont sans effet pour le cannabis.
Cette stratégie des doses progressives des trafiquants, les premières étant même parfois gratuites, est très efficace, elle empoisonne et emprisonne le toxicomane. Elle est soutenue par des organisations puissantes, les unes internationales (livraisons discrètes à domicile ou par la poste), d’autres artisanales mais aussi actives. Elles visent à rendre l’addiction irréversible.
Pourquoi l’Europe est-elle ainsi « privilégiée » ? Parce qu’elle peut payer, cette industrie est hautement lucrative.
Peut-on encore agir ? Les campagnes de répression et de prévention sont peu efficaces pour le cannabis. La loi de 1970 n’est que très peu appliquée, beaucoup d’élus et même certains magistrats considèrent qu’elle est inapplicable :
« On ne peut mettre tout le monde en prison ». Il y a du vrai dans ce propos mais il résulte d’un manque initial de réactivité des pouvoirs publics : le laisser faire. Et la société subit la loi des trafiquants qui ont réussi à atteindre leur but : un très grand nombre d’intoxiqués, l’objectif étant de rendre le processus irréversible.
Est-ce pour autant désespéré ? Non, il y a un premier contre-exemple, celui du tabac. Les campagnes d’information successives, le coût sans cesse augmenté des cigarettes, l’interdiction de fumer dans les lieux publics ont actuellement un impact positif sur la baisse du tabagisme. Il n’est malheureusement que très partiel mais il est convaincant et invite à le poursuivre. L’alcoolisme lui aussi est en régression, sa diminution doit beaucoup aux campagnes de sensibilisation aux maladies qu’il provoque, aux accidents de la route où la gravité va de pair avec la consommation d’alcool, à la déchéance physique et mentale auxquelles il peut conduire. Il pose d’autres problèmes que le tabagisme, certainement plus difficiles, très préoccupants chez les jeunes.
Et le cannabis dans tout cela. On peut d’abord observer qu’il est souvent associé à l’alcool, au tabac ou encore aux deux. Les effets sont cumulés. Combattre les deux mais ouvrir les portes au troisième semble défier le bon sens. Et pourtant, bon nombre de voix passent outre ce raisonnement. Certains voient dans la légalisation du cannabis, la possibilité d’en contrôler l’usage alors que l’exemple du Canada prouve l’inverse. D’autres y voient le moyen de renflouer les caisses d’un état, l’expérience américaine (Colorado) montre le contraire, la consommation augmente, les hospitalisations aussi, le bilan économique est négatif.
Il semble que deux observations majeures devraient être prises en compte dans les décisions prises. La première est la connaissance de la psychologie du toxicomane. Lorsque l’addiction est bien ancrée, la demande est toujours la même « toujours plus, toujours plus vite », compenser le manque. Il faut sans cesse augmenter les doses. Malheureusement les salles de « shoot » actuelles, même si ce n’est pas leur but, favorisent l’accrochage car elles offrent tranquillité et une sécurité (relative) à l’escalade des doses et aux expériences multiples, on peut y apporter sa drogue sans y être obligé de se soigner. Le but clairement affiché est la réduction du risque. Mais le réduire, c’est déjà l’accepter et pratiquement renoncer au sevrage. La véritable décision médicale est au contraire de supprimer le risque.
La seconde est la puissance actuelle des réseaux de diffusion des drogues et les multiples propositions d’autres drogues, substances naturelles ou de synthèse qu’ils offrent. L’actualité le prouve. Ce sont eux qu’il faut combattre mais les moyens légaux sont limités et insuffisants.
L’arme qu’il nous reste est l’éducation. Nous sommes nombreux à penser que si le futur expérimentateur d’une drogue connaissait le risque encouru, les dangers et les méfaits connus, les expériences désastreuses de toxicomanes dépassant le seul individu mais frappant aussi des familles voire des communautés entières, la prise de risque serait moins évidente, plus prudente et plus lucide. Malheureusement en France actuellement, l’information est limitée et incomplète.
Dans les établissements d’enseignement, les interventions des gendarmes sont très utiles mais rares et limitées aux risques judiciaires, amendes, rappel à la loi, stages d’information, prison…Elles ne sont pas ou peu éducatives. Il faut aller plus loin et véritablement enseigner comment refuser l’appât de la drogue. C’est ce levier qu’il faut actionner : mettre en place un véritable plan éducatif enseigné dans les établissements scolaires comme tout autre enseignement sous le titre par exemple d’éducation à la santé. Autrement dit, prendre, imposer, le temps d’une véritable information, précise, claire et détaillée, preuves scientifiques et médicales à l’appui, des dégâts provoqués par les drogues (toutes), sur le cerveau surtout lorsqu’il est en construction à l’adolescence, mais aussi sur d’autres organes.
Mais alors, comment justifier la légalisation ? Légaliser le cannabis irait à l’opposé de toute mesure d’éducation, de prévention et serait même une forme d’incitation déguisée : comment apprendre à refuser ce qui est permis ?
Il y a là un choix à faire entre la facilité d’accepter de suivre une dérive qu’on n’a pas pu maitriser en temps utile ou résister aux pressions qui s’exercent et qui flattent.
On attend la voix courageuse qui osera dire non à la drogue, à celle-ci comme aux autres.
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