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Dépénaliser l’héroïne, la cocaïne, les opiacés… C’est l’expérimentation, observée à la loupe dans le monde entier, qu’a lancée la province de Colombie-Britannique. Toute personne de plus de 18 ans peut y posséder jusqu’à 2,5 grammes de substances illicites.
Par Philippe Boulet-Gercourt publié le 01 avril 2023
Temps de lecture 8 min
Ça sent bon, au Coca Leaf Cafe. La lumière est douce, les serveuses souriantes et sympas, et le thé aux feuilles de coca, délicieux. Pour atteindre le bar, à droite, il faut contourner les trois ou quatre personnes qui font invariablement la queue devant un autre comptoir, comme dans un bureau de tabac. Sauf qu’elles ne viennent pas faire le plein de clopes. Elles repartent avec leurs sachets de champignons hallucinogènes, leurs flacons de LSD ou leurs feuilles de kratom, une plante inscrite en France sur la liste des psychotropes. On peut payer par carte de crédit et emporter, si on le souhaite, une brochure explicative pour chaque produit (« Si vous n’avez pas consommé de kratom auparavant, mieux vaut commencer par une dose de 2 milligrammes »).
Unique au monde ? Sans doute. Légal ? Certainement pas. Mais pour l’heure, toléré. Dana Larsen, le patron, n’est pas un dealer de drogue. C’est un activiste connu, et il le prouve en nous emmenant visiter à deux pâtés de maisons un autre endroit sans équivalent dans le monde, financé par les profits du Coca Leaf Cafe : « Get Your Drugs Tested » (« Faites tester vos drogues »), une échoppe où n’importe qui, gratuitement, apporte ses stupéfiants pour savoir s’ils comportent des substances comme le fentanyl, les benzodiazépines (anxiolytiques), le LSD…
Il existe d’autres sites de test par spectromètre, mais celui-ci détient le record du nombre d’échantillons analysés, plus de 40 000 à ce jour, les usagers pouvant pousser la porte du labo ou envoyer par courrier leurs drogues depuis tout le Canada.
Bienvenue dans le laboratoire mondial de la came ! Vancouver vient encore de le prouver, avec une mesure lancée par son précédent maire et reprise par toute la province de Colombie-Britannique : la dépénalisation des drogues dures (après avoir déjà autorisé la consommation de cannabis il y a cinq ans).
Depuis le 31 janvier, toute personne âgée de 18 ans et plus peut posséder légalement jusqu’à 2,5 grammes de substances illicites, y compris la cocaïne, les opioïdes tels que l’héroïne, la méthamphétamine et l’ecstasy. Les propriétaires ne sont plus arrêtés, leur drogue n’est plus saisie. La police distribue à la place des dépliants contenant des suggestions de traitement. Dans le monde, seuls le Portugal et l’Etat de l’Oregon aux Etats-Unis ont mis en place une législation similaire.
Pour comprendre l’origine de cette mesure, il faut sortir du Coca Leaf Cafe et remonter Hastings Street vers l’ouest, sur quelques centaines de mètres. C’est là que se trouve le cœur de Downtown Eastside, un quartier regroupant des milliers de drogués, hallucinante cour des miracles jalonnée de centaines de tentes de SDF.
C’est de ce concentré de misère humaine et de vies ravagées qu’est partie l’étincelle de la dépénalisation, venant d’activistes comme Garth Mullins, de l’association Vandu (Vancouver Area Network of Drug Users, ou « réseau de consommateurs de drogues de la région de Vancouver »).
« Nous nous battons pour la dépénalisation depuis une éternité, dit ce militant qui a joué un rôle clé dans cette première expérience de dépénalisation. A chaque fois, nous avons obtenu des réformes en tordant le bras du gouvernement. La pandémie de Covid a fait progresser les choses, nous avons continué à militer et soudain, un espace s’est ouvert, une opportunité politique. Il faut dire que la crise était tellement violente… »
Urgence de santé publique
Paul s’en souvient. Infirmier de soins d’urgence, il intervient sur les overdoses, le plus souvent dues au fentanyl, susceptible de stopper la respiration. « Vous avez dix minutes pour la faire repartir. Dès la sixième minute, il peut commencer à y avoir des dégâts cérébraux. » Paul est armé de naloxone, une sorte d’antidote qui permet souvent à la personne de « redescendre ». Mais pas toujours. Et face aux benzodiazépines, il n’existe aucun antidote. « Au début du Covid, je voyais mourir deux personnes par semaine. Il y en a même eu quatre, une semaine. » Paul n’a pas craqué, malgré des astreintes de douze heures où il ne cesse de courir d’une overdose à l’autre, mais il consulte de temps à autre un psychothérapeute
Depuis qu’en avril 2016 la Colombie-Britannique a déclaré l’épidémie d’opioïdes comme une urgence de santé publique, la province a enregistré plus de 11 000 morts par overdose, dont 2 272 pour la seule année 2022, soit plus de 6 morts par jour. Dans 82 % des cas, le fentanyl, initialement commercialisé par les laboratoires pharmaceutiques comme antidouleur et devenu l’objet d’un trafic massif, était impliqué. . . « A la fin des années 1990, un décès quotidien aurait été considéré comme une crise, se souvient Dana Larsen. Aujourd’hui, on regarderait un tel chiffre comme un vrai succès. »
Face à de tels ravages, Bonnie Henry a été l’une des premières, parmi les autorités, à suggérer la dépénalisation. Chargée de la santé pour la Colombie-Britannique, cette femme qui n’appartient pas au cénacle politique est devenue une icône nationale pour son rôle pendant la pandémie de Covid. Avant même l’arrivée du virus, en 2019, elle publie un rapport proposant de décriminaliser la possession de drogues pour usage personnel. « Le gouvernement provincial a rejeté mon rapport, il n’était pas prêt à s’engager sur cette voie, raconte-t-elle. Mais pendant la pandémie, la situation s’est nettement aggravée, du fait notamment de l’isolement des personnes, et le gouvernement a changé d’attitude. »
C’est la ville de Vancouver qui donne le coup d’envoi. Elle est la première à négocier avec le gouvernement fédéral l’autorisation d’expérimenter la dépénalisation. « Un jour de la fin 2020, raconte Kennedy Stewart, le maire de l’époque, la ministre fédérale de la Santé m’a téléphoné et m’a dit : “J’ai travaillé avec mon équipe et nous pensons que la ville pourrait demander la dépénalisation des drogues. Etes-vous prêt ?” “Et comment !” J’ai présenté une motion au conseil municipal, qui l’a adoptée. »
Attention : il ne s’agissait pas, et il ne s’agit toujours pas, de légaliser les drogues dures mais de réduire le nombre de morts, en limitant les comportements dangereux et en améliorant le travail de la police. Empêcher qu’un usager se cache de tous pour risquer de mourir seul chez lui. Empêcher qu’un(e) drogué(e), une fois sa came saisie, ne soit forcé(e) à un acte immédiat de prostitution (une industrie qui emploie de 7 000 à 10 000 personnes à Vancouver), ou tout autre crime. Empêcher que les flics passent leur temps au jeu dérisoire du chat et de la souris. Empêcher la stigmatisation sociale, source de rejet et de problèmes pratiques sans fin pour les drogués.
Un projet qui effraie
Son administration étant visiblement effrayée par le projet, le maire embauche Kora DeBeck, une chercheuse qui connaît le sujet sur le bout des doigts.
« La seule chose qu’il nous fallait absolument était le soutien de la police, poursuit l’ex-maire. Si elle disait non, c’était fini. Je ne m’entendais pas très bien avec leur syndicat, mais bizarrement j’avais de bons rapports avec leur chef. C’est à cause de lui que le seuil de possession a été fixé à 2,5 grammes. C’était une sorte de marché. » Imparfait, comme toute négociation, mais il fallait agir à tout prix.
« Kennedy Stewart a été très courageux, dit Garth Mullins, il a perdu sa campagne de réélection l’an dernier face à un candidat “loi et ordre” en partie à cause de cela. » Mais le seuil de possession de 2,5 grammes est considéré comme bien trop faible par presque tous, les stupéfiants étant souvent détenus en plus grande quantité. « Nous avions des données sur la consommation quotidienne de drogue, explique Kora DeBeck, l’universitaire recrutée comme consultante. C’était bien plus que 2,5 grammes, une de mes étudiantes estimait le montant à 15 grammes. »
Surtout, « la dépénalisation ne change rien à la toxicité des drogues », explique Ryan Maddeaux en s’allumant une pipe d’héroïne (il a replongé en 2020, quand il n’a pu trouver de calmants pour une rage de dents en plein Covid). Il est bien placé pour le savoir : volontaire chez Vandu, Ryan supervise une salle de shoot en sous-sol, équipée d’une bonbonne d’oxygène et de kits de naloxone. « Quand ça va mal, tu observes les détails, la poitrine qui bat trop vite, tu demandes : “Ça va, mec ?” »
Pour toute l’année 2022, la Colombie-Britannique a déploré un seul décès par overdose dans une salle de shoot. Le quartier de Downtown Eastside, que certains ont rebaptisé « Zombieland », ne représente d’ailleurs que 14 % des morts par overdose de la province. La plupart surviennent à l’intérieur des logements, souvent dans des familles « normales ».
L’expérimentation de la Colombie-Britannique commence tout juste. A ce premier stade, modeste, elle est quand même un big deal, un sacré changement de direction. « Pour moi, l’importance de cette loi tient à deux choses, analyse Bonnie Henry. Premièrement elle stipule que l’on n’est pas un criminel parce qu’on se drogue. Cela peut sembler simple mais c’est extrêmement important. Les consommateurs de stupéfiants me disent constamment que, lorsqu’ils s’adressent au système de santé, ils ne sont pas bien traités, les gens leur disent qu’ils sont des drogués et que c’est une infraction pénale. »
Ensuite, poursuit-elle, la police n’a plus à se demander sans cesse comment agir : « Les policiers m’ont parlé de leur crainte de voir leur responsabilité engagée s’ils ne saisissent pas ces substances et si la personne consommatrice meurt ensuite d’une overdose. » Pour Bonnie Henry, comme pour beaucoup d’autres, cependant, la suite logique de l’évolution amorcée serait une légalisation contrôlée, comme cela a été le cas pour l’alcool, le tabac ou maintenant le cannabis.
Il existe un autre scénario possible : un retour de bâton. Fin décembre, Pierre Poilievre, le leader de l’opposition conservatrice au Premier ministre canadien Justin Trudeau, poste une vidéo de lui devant un campement de SDF de Vancouver. L’épidémie de morts par overdose, lance-t-il, est le résultat « d’une politique délibérée des gouvernements libéraux et néodémocrates [Trudeau et ses alliés, NDLR] pour fournir des drogues financées par le contribuable, inonder nos rues avec ces poisons ». « Mais il existe des solutions, ajoute-t-il, nous savons ce qui fonctionne. » Lesquelles ? « Consacrer nos ressources au renforcement de nos frontières pour empêcher l’entrée dans le pays des ingrédients précurseurs qui entrent dans la fabrication de ces drogues. »
Une guerre illusoire
Bon courage ! A la mi-mars, à Vancouver et dans sa banlieue, la police fédérale a arrêté quatre individus et saisi une cache massive de précurseurs chimiques capables de produire 262 millions de doses de fentanyl à 2 milligrammes, un seuil potentiellement mortel, et 3 millions de doses d’ecstasy. Sur l’un des sites, la police a découvert un système de pressage de pilules susceptible d’en produire… 60 000 par heure. Pour une opération démantelée, combien d’autres restent opérationnelles ? « Trois types dans un labo, comme dans “Breaking Bad” [une série américaine sur un business de stupéfiants, NDLR], c’est facile », résume Dana Larsen.
La « guerre contre la drogue » n’a jamais marché, mais avec le fentanyl, elle devient encore plus illusoire. Quand on demande à Garth Mullins s’il pense que la France, jusque-là relativement épargnée par cet opioïde, puisse se retrouver touchée, il n’hésite pas : « “Fuck yeah”, c’est garanti ! Mais vous avez la chance de pouvoir vous inspirer de ce qui se passe ici, de combattre cette crise avant qu’elle ne devienne massive. » « Cela va vous tomber dessus », confirme Kennedy Stewart, l’ex-maire.« Quelqu’un m’a dit un jour qu’une seule grande enveloppe pouvait contenir 50 000 doses de fentanyl. Imaginez que cette enveloppe arrive à Marseille. C’est tellement moins cher à produire, pourquoi s’embêter à cultiver du pavot en Afghanistan ? »
Voilà pourquoi l’Europe, comme le reste du monde, observe de près l’expérience de la Colombie-Britannique. « Je reviens tout juste de Vienne, où j’ai participé aux travaux de la Commission des Nations unies sur les stupéfiants, confie Bonnie Henry. Oui, on nous observe au microscope. » Plutôt que de parler de laboratoire, Kennedy Stewart préfère une image empruntée au cinéma, à « Casablanca », ce film américain sur la rédemption d’un propriétaire de tripot, où la fumée de cigarette de Humphrey Bogart se noie dans le brouillard qui baigne l’aéroport : « Vancouver, dit-il, est le “Casablanca” de l’Amérique du Nord. »
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