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Source ; Ouest France

Pour contrer le « Dry January », nom du défi visant à limiter et à s’interroger sur sa consommation d’alcool pendant un mois, les fédérations de viticulteurs se mobilisent. Deux anciens ministres de la Santé et plusieurs addictologues expliquent en quoi leur opposition à cette opération illustre le poids du lobby du vin en France.

Ce mois de janvier 2023 est, comme l’est chaque mois de janvier depuis 2020 en France, marqué par l’opération Dry January, autrement appelée Défi de janvier, ou Mois sans alcool. But de ce défi : limiter sa consommation d’alcool et s’interroger sur cette dernière.

Cette opération présente un gain de santé publique évident, puisque 41 000 personnes meurent de l’alcool chaque année en France selon Santé Publique France, faisant de l’alcool l’une des trois premières causes de mortalité évitable dans le pays.

Pourtant, 2023 n’échappe pas à la règle : aucune parole gouvernementale ne vient appuyer cette opération et la campagne reste portée par des associations. Que révèle ce silence des autorités sanitaires ? Faut-il y voir l’action du lobby du vin et de l’alcool ? Éléments de réponse.

Lire aussi : Janvier sans alcool : « On ne propose pas de vivre une expérience pourrie », rassure une experte

L’histoire d’une campagne de santé publique avortée

Tout avait pourtant bien commencé. En 2019, Santé Publique France, avait prévu de lancer l’opération Mois sans alcool, inspirée du succès du Dry January, lancé au Royaume-Uni en 2013, et du succès de la campagne française du « Mois sans tabac ». « J’avais participé à toute une série de réunions avec Santé Publique France tout au long de l’année 2019 sur une campagne publique inspirée du Dry January au Royaume-Uni », se souvient Jean Michel Delile, président de la Fédération Addiction. Un planning était prévu, des visuels étaient déjà réalisés, un travail avait été mené avec des agences de communication, le budget était fixé…

Mais au dernier moment, ce président d’une des associations à l’origine de l’opération reçoit un appel qui vient doucher tous ses espoirs. L’opération est annulée « à la suite d’arbitrages gouvernementaux », lui annonce-t-on quelques semaines avant le lancement. Il comprendra plus tard que la demande vient d’encore plus haut : « On a appris ensuite que le blocage était venu du niveau de la présidence de la République ».

En novembre 2019, Emmanuel Macron a rencontré des viticulteurs. Ils en ont profité pour lui demander la suppression de cette campagne du mois sans alcool »— Bernard Basset, président de l’Association Addictions France

Bernard Basset, qui avait lui aussi participé à ces réunions préparatoires en tant que président de l’Association Addictions France, raconte également comment cette opération a « commencé par un problème d’interférence avec le lobby du vin »« Lors d’une visite officielle à Épernay, dans la région viticole de la vallée de la Marne en novembre 2019, Emmanuel Macron a rencontré des viticulteurs. Ils en ont profité pour lui demander la suppression de cette campagne du mois sans alcool », rembobine-t-il.

« Quand cette proposition a été débattue, la filière viticole a clairement fait savoir qu’elle ne souhaitait pas cette trajectoire », explique en effet Krystel Lepresle, déléguée générale de l’association Vin & Société, l’un des principaux lobbies du vin en France, toujours opposé à cette campagne. « La demande d’abstinence pendant un mois ne nous semble pas pertinente. On aimerait plutôt que les efforts portent sur la modération, alors que, déjà, 9 Français sur 10 ont au moins deux jours d’abstinence dans la semaine », détaille-t-elle.

Des arguments entendus par le pouvoir, puisque les viticulteurs ont au final obtenu gain de cause. « Le président de la République nous a affirmé qu’il n’y aura pas de « Janvier Sec » »s’empresse alors de déclarer au site spécialisé Vitisphère Maxime Toubart, président du Syndicat général des vignerons de la Champagne, cinq jours après son déjeuner avec le président de la République.

À l’en croire, Emmanuel Macron aura donc été sensible aux arguments de défense du patrimoine et des emplois liés aux secteurs donnés par les viticulteurs ces derniers étant logiquement opposés à une opération visant à faire boire moins d’alcool, donc moins de vin. Une décision dont se félicite aujourd’hui Krystel Lepresle : « La France se serait encore illustrée par un braquet extrêmement dur, alors que c’est déjà en Europe l’un des pays ayant les mesures les plus restrictives en matière de consommation d’alcool ».

Moins d’argent et une campagne de moins grande ampleur

Si cette décision a réjoui les producteurs de vin, « toutes les associations ont été prises de court », se rappelle le médecin spécialiste en santé publique, Bernard Basset. « On a été un peu secoué », confie lui aussi Jean-Michel Delile.

Les associations ont tout de même pris la décision de lancer le Dry January en janvier 2020 : « on ne savait pas trop quoi faire et on s’est dit qu’on allait le lancer nous-mêmes, on a fait ce qu’on a pu », ajoute l’addictologue qui travaille à Bordeaux.

Et le succès a tout de même été au rendez-vous puisque l’opération infuse dans l’espace public et qu’un Français sur dix dit même y avoir participé, et même 24 % chez les jeunes, selon un sondage d’OpinionWay publié en février 2020.

Santé Publique France a néanmoins obtenu de conserver des financements pour faire une étude faisant le bilan de la première opération de l’évènement. Cette dernière, publiée en décembre 2021 dresse un bilan plutôt positif mais note toutefois une notoriété « faible ».

On va finir par s’épuiser. Un soutien par Santé Publique France donnerait des gages de pérennité— Bernard Basset, président de l’Association Addictions France

« Les lobbys ont pu empêcher que le Dry january devienne une politique publique mais ils n’ont pas empêché l’existence de cette opération. C’est l’une des rares fois où une action de santé s’est développée avec succès uniquement avec la société civile et sans politique publique. C’est une forme de pied de nez même si c’est dommage qu’il n’y ait pas de politique publique », résume l’ancienne ministre de la Santé Marisol Touraine, à l’origine quelques années plus tôt du Mois sans tabac. « Finalement, rétrospectivement, c’est presque un mal pour un bien », lance même Jean-Michel Delile, pour qui l’absence de gestion par les autorités de santé et la gestion par la société civile a permis que le message ne soit pas vu comme « une directive publique » et que chacun s’empare personnellement de ce défi vu comme plus ludique. « Pour moi, c’est la meilleure campagne depuis des décennies, parce qu’elle n’est pas contraignante et incitative », expliquait ainsi à l’édition du soir de Ouest-France ce 2 janvier Stéphanie Ladel, addictologue à Rennes.

Tout de même, l’absence d’implication des autorités de santé a réduit l’impact de l’opération. « On n’a pas pu faire de campagne d’affichage car on n’avait pas l’argent », pointe Jean-Michel Delile. « On parlait d’une grosse campagne avec Santé Publique France des spots télévisés, des gros affichages, qui se chiffrent en millions d’euros. Nous, on est parti avec 10 000 €. Une aide publique nous soulagerait beaucoup », affirme-t-il, évoquant un démarrage « artisanal ». De plus l’opération fonctionne beaucoup sur l’action de bénévoles. « La crainte actuellement, c’est que le Défi de janvier repose sur des personnes bénévoles et des investissements personnels. On va finir par s’épuiser. Un soutien par Santé Publique France donnerait des gages de pérennité », pointe de son côté Bernard Basset.

Aucune parole publique sur le Dry January

Car ce dispositif est devenu très utile dans la lutte contre l’alcool. Chaque mois de janvier, il donne l’occasion de rappeler que notre société est très tournée vers ce produit. « En tant qu’addictologue, je soutiens le Dry January. C’est une bonne idée de faire cette pause ne serait-ce que pour faire le point sur ses consommations : est-ce que dès fois je ne consomme que par habitude sociale ? », explique Romain Gomet, auteur du livre Je maîtrise ma consommation d’alcool, publié aux éditions Ellipses en 2019.

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« C’est une expérience très intéressante car elle permet de s’interroger sur sa consommation d’alcool et qu’elle montre qu’il y a des bénéfices immédiats à ne pas boire quelques jours : une amélioration de la qualité de sommeil, des plus grande capacité de concentration, moins de troubles digestifs, et une perte de poids, l’alcool étant très calorique… », liste-t-il.

Une parole publique, d’un ministre de la Santé voire du chef de gouvernement ou du président, rappelant ces bénéfices aiderait donc à une plus grande popularité du Mois sans alcool. Mais depuis 2020, aucune prise de parole publique n’a eu lieu sur ce sujet.

Toutefois, les choses semblent légèrement évoluer en ce mois de janvier 2023. Jérôme Salomon, patron de la Direction Générale de la Santé, a publié un post sur LinkedIn ce 2 janvier 2023, faisant la publicité de cette opération. « Si en ce mois de janvier, nous faisions une pause avec l’alcool ? Le #DéfiDeJanvier est une démarche internationale (2013 au Royaume-Uni, 2017 en Belgique, 2019 en France, en Suisse, Allemagne, USA…) », a-t-il écrit, faisant la publicité de cette opération. Jointe par Ouest-France, la DGS n’a pas souhaité commenter ce message.

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La Direction Générale de la Santé qualifie toutefois cette opération d’ « intéressante ». « Elle ne prône pas un arrêt définitif de l’alcool mais permet à chacun de s’interroger sur son rapport à l’alcool et sa consommation », ajoute cette direction générale du ministère de la Santé.

Par ailleurs, cette année, « Santé publique France relaie cette initiative via son dispositif national d’information, d’orientation et d’aide personnalisée Alcool info service », indique l’agence, interrogée par Ouest-France, alors qu’une campagne sur les dangers de l’alcool sera lancée « dans quelques jours ».

Attaques et contre-feu

S’il n’est pas parvenu à empêcher la naissance du Dry January, le lobby de l’alcool a tout fait pour minimiser l’impact du Mois sans alcool. Au lancement de la campagne, Jean Michel Delile se souvient d’attaques « particulièrement intenses », et d’une « réaction très vive » « On m’a qualifié de pisse-vinaigre… ».

Des contre-feux sont ainsi allumés chaque mois de janvier. Les arguments des producteurs de vins sont multiples : défense du patrimoine et du « trésor national » qu’est la viticulture, protection d’une filière pourvoyeuse d’emplois et de transmission, opposition à une société trop restrictive… « Les milieux viticoles ne supportent pas qu’on critique leurs produits ou qu’on dise que leurs produits sont à risque, donc ils critiquent toujours cette campagne », rappelle Bernard Basset.

En ce mois de janvier 2023, certains professionnels sont mêmes allés jusqu’à promouvoir le « Damp January » [janvier humide], une alternative plus souple du Dry January, comme l’a repéré Libération . L’idée promue par cette campagne est juste celle de boire un peu moins. Comme l’explique Francebleu , 9 000 affiches ont même été déployées dans les grandes villes de France par les vins d’Alsace pour donner envie de « boire moins, mais mieux ». Un contre-feu clair au Dry January. « Nous ne voulons pas interdire comme le Dry January le prône, mais faire découvrir nos vins », a ainsi affirmé Philippe Bouvet, le directeur marketing du Conseil Interprofessionnel des Vins d’Alsace à la radio publique. « Cette campagne vise à lutter contre les excès. Elle est sortie fin décembre, au moment des Fêtes de fin d’année, juste avant le Dry January. Je ne comprends pas que la santé publique ne s’en félicite pas avec nous », affirme quant à elle Krystel Lepresle, de l’association Vin & Société.

Les lobbys veulent détourner des gens qui feraient le Dry January— Romain Gomet, médecin addictologue

Une opération qui fait presque sourire le président de l’Association Addictions France Bernard Basset. « Ce n’est pas très compréhensible car l’opération Damp January vise à respecter les repères maximums de consommations conseillés par les agences sanitaires. Il faudrait donc les respecter toute l’année et pas qu’en janvier », note-t-il.

« On sent que les lobbys de la viticulture sont très inquiets de la baisse de la consommation et qu’ils soutenaient massivement le Damp January. Sur le papier, si cette initiative visant à boire moins mais mieux visait des gens qui n’étaient pas partants pour faire le Dry January, pourquoi pas. Mais là, le problème est que les lobbys s’intéressent à ce concept en espérant que des gens qui voulaient faire le Dry January le fassent de façon modérée. Ils veulent en fait détourner des gens qui feraient le Dry January », ajoute Romain Gomet, également médecin addictologue Médecin Addictologue à l’Hôpital Henri-Mondor, à Créteil et membre du bureau de la Fédération Addiction. Il y voit donc une manipulation qui se réduit en « perte de chance pour ces gens-là d’avoir des conséquences positives d’arrêter l’alcool pendant quelques jours ou de s’interroger sur leur consommation d’alcool ». Une accusation dont se défend le lobby du vin.

De plus, les grandes industries ont aussi lancé plusieurs offres sans alcool, notamment les bières sans alcool ou des cuvées spéciales Dry January de pétillant sans alcool.

L’alcool et le vin, un lobby très important en France

Plus largement, ces multiples stratégies employées pour mettre des bâtons dans les roues du Dry January posent la question du poids des lobbys de l’alcool et du vin en France. « Le lobby de l’alcool est très présent en France », pointe l’ancienne ministre de la Santé de François Hollande Marisol Touraine. « C’est un lobby relayé dans tous les partis, dans tous les bords politiques qui renvoie aux zones de production viticoles ».

Ainsi, la liste des villes soutenant le Dry January (Nantes, Brest, Nantes, Grenoble, Paris, ou Toulouse) comporte peu de villes ayant une forte production viticole à proximité, et de nombreux députés des régions viticoles défendent de façon assidue les producteurs de vins. « C’est un des sujets sur lesquels j’ai vu les passions les plus fortes à l’Assemblée nationale et au Sénat », raconte celle qui a été ministre de la Santé de 2012 à 2017. Selon Marisol Touraine, le vin et l’alcool est « l’un des rares sujets sur lesquels vous mobilisez 80 % des parlementaires à 4 h du matin ».

Évidemment que les lobbies sont importants, je ne vais pas le nier— Agnès Buzyn, ministre de la Santé, en 2018

Une bataille importante s’est par exemple jouée en 2018 au sujet de l’agrandissement du pictogramme demandant aux femmes enceintes de ne pas boire d’alcool. « Évidemment que les lobbies sont importants, je ne vais pas le nier. Mais la politique reste ferme », avait alors expliqué la ministre de la Santé Agnès Buzyn.

Cette activité importante des lobbys du vin a aussi eu un impact sur la publicité liée à l’alcool. « Il y a eu des coups de boutoir réguliers contre la loi pour étendre les possibilités de communiquer sur les produits liés au vin et à l’alcool », déplore Claude Evin, ancien ministre de la Santé, à l’origine d’une loi portant son nom qui avait fortement restreint la publicité liée à l’alcool. « Mais au-delà du lobby de l’alcool, l’activité importante des lobbys de la publicité m’a toujours frappé », ajoute-t-il toutefois.

Emmanuel Macron, un président pro-vin

Reste une question : Emmanuel Macron est-il lui-même influencé par le lobby de l’alcool ? Sans aller jusque-là, on peut dire toutefois que le président a défendu la filière viticole tout au long de son premier quinquennat. Le président a même été récompensé du Trophée du vin et qualifié de « personnalité de l’année » par La revue du vin de France « Vous défendez le vin systématiquement et l’associez très souvent à l’idée même que vous vous faites de la France, quand vos prédécesseurs paraissaient avoir abandonné ce fleuron de notre pays », avait ainsi salué le directeur de la rédaction de la revue, Denis Saverot, au moment de remettre le prix à Emmanuel Macron. « Où que je sois et quelles que soient les circonstances, je serai à vos côtés parce que j’aime cela », avait alors promis Emmanuel Macron, au moment de recevoir cette récompense.

La conseillère agricole de l’Élysée, Audrey Boroulleau, était issue de Vin & Société, le principal lobby du vin en France, rappelle quant à lui Claude Evin. Si cette dernière a quitté son poste en juillet 2019, elle a toutefois été à la tête du groupe de campagne consacré aux questions d’agriculture et d’alimentation pour la présidentielle de 2022, comme l’avait révélé Le Monde .

« Emmanuel Macron lui-même s’est exprimé à plusieurs reprises de manière maladroite vis-à-vis des objectifs de santé publique concernant le vin. Il a dit qu’il buvait du vin tous les jours, ce n’est pas nécessairement au président de faire ce type de déclaration », déplore Claude Evin. « Le président de la République est assez interrogatif sur les politiques de santé publique à cet égard, il avait cherché a atténué la loi Evin », évoque de son côté Marisol Touraine, qui était ministre de la Santé quand Emmanuel Macron était conseiller à l’Élysée puis ministre de l’économie.

Les messages de prévention pour l’alcool sont toujours très clairs de la part des agences sanitaires mais ils sont toujours brouillés par les messages politiques— Romain Gomet, addictologue

« Je ne pense pas que le président de la République soit sous la coupe du lobby de l’alcool. Je pense juste que ça rejoint une vision qu’il a concernant le patrimoine et qu’il aime bien le vin », explique quant à lui l’addictologue Jean Michel Delile.

Rien d’étonnant selon Romain Gomet : « Les messages de prévention pour l’alcool sont toujours très clairs de la part des agences sanitaires mais ils sont toujours brouillés par les messages politiques. On le voit là clairement avec notre président qui ne soutient pas Dry January et valorise ses consommations. C’est décevant, d’autant que la plupart de nos voisins européens qui mènent le Dry January sont soutenus par l’État ». Une situation qui explique donc pourquoi le président n’a jamais eu de propos concernant le Dry January.

Si quelques discrets messages des autorités de santé ont eu lieu en 2023, on est donc encore très loin d’une campagne nationale, d’une ampleur comparable à celle du Mois sans tabac.