Parce qu’elle ne met pas le nez dans les affaires des autres ! »
Il est grand temps de cesser de tenir un discours aseptisé sur les problèmes de drogue.
L’adolescent qui s’installe confortablement sur un canapé avec ses copines et ses copains pour fumer un joint après la classe doit savoir que, pour que la dose consommée parvienne jusqu’à lui, il s’est produit quelque part dans le monde des actes d’une violence inouïe.
Bien sûr, il le sait, direz-vous… Certes, mais il ne suffit pas de savoir, il ne suffit pas de regarder des séries télévisées sur le sujet en machouillant du chewing gum : il faut le réaliser, prendre conscience, se rendre compte et témoigner de la barbarie au quotidien.
C’est tout le mérite de l’étude d’Adèle BLASQUEZ publiée aux éditions du CNRS sous le titre « l’aube s’est levée sur un mort », et sous-titrée « violence armée et culture du pavot au Mexique ».appelons les chiffres tout d’abord tels que les reporte Romain BUSNEL dans sa recension de l’ouvrage .
Au Mexique, la guerre contre le narcotrafic a fait près de 300 000 morts et 100 000 disparus entre 2006 et 2021.
À contre-courant des récits romancés sur le trafic de drogues et ses barons,
Adèle Blazquez, anthropologue chercheuse dépeint les conditions de vie dans une commune rurale en proie à la violence armée.
Il s’agit de Badiguarato, une commune rurale du nord du Mexique, présentée par les médias, les milieux politiques et l’industrie culturelle comme le « berceau du narcotrafic ».
Dans les chansons, films et séries – dont la célèbre « Narcos », diffusée sur Netflix – l’histoire de Badiguarato est ancrée dans celles des personnalités locales du narcotrafic, souvent présentés comme des bandits sociaux poursuivis par l’Agence antidrogues étasunienne (DEA) et à la tête de cartels se disputant l’ensemble du territoire et ses habitant·es.
À rebours de ce mythe, l’anthropologue analyse la violence non pas comme capricieuse, éruptive ou mise au service d’une guerre entre cartels, mais comme profondément ancrée dans sa société locale.
Tiré d’une thèse d’anthropologie soutenue en 2020 et aujourd’hui édité dans la nouvelle collection « Logiques du désordre » de CNRS Éditions, l’ouvrage d’Adèle Blazquez livre un regard aussi original que nécessaire sur l’envers du narcotrafic et de la violence armée au Mexique.
Mais cette monographie présente des caractéristiques qui sont universelles dans les pays dits « du Sud », que ce soit en Amérique latine ou ailleurs.
L’enquête suit divers habitant·es de Badiguarato dans leurs activités quotidiennes (« voyager », « être là », « s’en sortir »), leurs perceptions d’actes commis (« voler une femme », « tuer ») ou leur travail à la mairie
(« administrer »).
Dès le premier chapitre, Adèle Blazquez met en exergue les contraintes qui pèsent sur les habitant.es dans leurs déplacements entre le chef-lieu et les différents hameaux. « Savoir se mouvoir » et ne pas se montrer « exposé » revient alors non seulement à identifier les conflits qui émaillent les différents
lieux de la Sierra, mais surtout à connaître des personnes à même de pouvoir assurer une protection ou se porter garantes pour un trajet.
« Se faire des relations » et « faire attention » à celles-ci devient dès lors une condition sine qua non pour exister et « être là ». Les relations de prédation normalisées se reflètent dans le rapport des habitant·es à l’État, dont la présence reste avant tout matérialisée par l’armée et la répression de la culture de pavot.
L’auteure étudie la structuration économique et sociale qui découle de cette monoculture. Un détour historique montre comment certaines familles de la commune ont su tirer profit de l’enclavement de la région pour se positionner au croisement d’activités commerciales et politiques à partir de la moitié du XX e siècle.
Ces intermédiaires, communément appelés pesados (littéralement ceux qui pèsent dans la vie des gens), tirent ainsi aujourd’hui la plus-value du commerce et de la transformation du pavot. De leur côté, les paysans se contentent de cultiver précairement les fleurs et d’en extraire le latex pour le revendre immédiatement, sous risque de se le faire extorquer par la police ou l’armée.
Derrière ces rapports de domination liés à l’économie de la drogue, un usage accru de la violence s’est superposé en réponse à la répression du narcotrafic à partir les années 1980.
L’auteure montre ensuite comment la mise à mort s’inscrit également dans une logique de reproduction sociale. Illégitime et jugé irrationnel lorsqu’il est exercé par les « indigents » (p. 224), les personnes « de hameaux » (p. 232), « sans culture » (p. 232), le meurtre trouve un sens auprès de la société locale lorsqu’il est utilisé par les puissants pour sanctionner des comportements jugés déviants.
Face à cette inertie, l’action de la mairie est « réglée comme du papier à musique dans un village empreint à l’incertitude » (p.290). Meurtres et violences domestiques sont éludés au profit d’inaugurations en grande pompe, de travaux urbains et de mise à l’agenda de problèmes solubles, comme la sécurité routière.
Paradoxalement, en agissant comme si de rien n’était et en attribuant la violence à un phénomène largement extérieur à la politique, les élus locaux jouissent d’une forte visibilité nationale.
Pour conclure nous citerons un un proverbe qu’Adèle BLASQUEZ a entendu de la bouche d’un paysan : « tu sais pourquoi la tortue vit cent ans ? Parce qu’elle ne met pas le nez dans les affaires des autres ! ».
Nous avons encore la chance au CNPERT de vivre dans un pays où nous pouvons librement dénoncer les méfaits des drogues et de la toxicomanie sans être menacés physiquement.
Profitons de ce luxe qui nous est permis.
Tous n’ont pas cette chance !
Emmanuel le Tallandier
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